Elie During > Redéfinir le statut de l’oeuvre d’art

Du statut de l’oeuvre d’art dans le temps présent, Elie During propose une notion nouvelle dans ce champ : le prototype. Après celui des sciences et des techniques, cet état de l’objet pourrait définir celui de l’art. Considéré comme une expérimentation aboutie, une expérience idéale, contenant tous les possibles matériels et symboliques, le prototype fait office de modèle, au sens de modélisation. « Proto-typos : le type premier, la forme primitive », il est aussi l’objet premier, l’original. Revisitant l’époque industrielle, les concepts de reproductibilité technique de l’oeuvre, les voies avant-gardistes et conceptuelles de socialisation de l’art, et les enjeux de la technologie, Elie During avec « cette notion, dont l’usage n’est nullement restreint au domaine de l’industrie, nous invite à réviser un certain nombre de nos appréciations esthétiques et techniques. »

Né en 1972, Elie During enseigne la philosophie à l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon et à celle d’Annecy. Ses recherches abordent les problèmes de l’espace et du temps, tout autant dans l’exploration de la physique et de ses théories que du monde virtuel et de ses représentations. Il interroge également la place, l’objet et les concepts du philosophe et de la philosophie aujourd’hui.

Dernières publications :
La Métaphysique, Ed. Garnier-Flammarion, 1997
L’Âme, Ed. Garnier-Flammarion, 1998
Matrix, machine philosophique, collectif, Ed. Ellipses, 2003
Philosopher par accident. Entretiens avec Bernard Stiegler, Ed. Galilée, 2004

 

 

Extrait de la conférence d’Elie During : L’œuvre d’art comme prototype
 » Je m’intéresse depuis quelque temps à un certain nombre d’artistes qui me semblent moins préoccupés de produire des œuvres, ou d’enclencher des processus, que de construire des prototypes. Des prototypes, c’est-à-dire des formes qui participent simultanément d’une logique de l’objet et d’une logique du projet. Ou encore, des objets qui sont à la fois idéaux (relevant d’un régime prospectif ou projectif : celui de l’Idée qui cherche à se réaliser, à trouver sa détermination adéquate), et expérimentaux (car le prototype est déjà un objet, mais un objet non stabilisé, un objet qui peut passer le test de l’expérience, et à propos duquel les notions d’échec et de réussite doivent entrer en ligne de compte, quitte à être redéfinies à chaque étape de son élaboration).
En suggérant un nouveau statut pour l’œuvre d’art à partir d’un modèle technologique de la production, le prototype porte l’idée d’un art expérimental qui ferait l’économie de la catégorie typiquement romantique du processus dont héritent la plupart des avant-gardes du siècle. Disons que l’œuvre-prototype entretient avec le processus ou le processuel (au sens du « process art » défendu par Cage ou Fluxus) un rapport spécial. Il se présente en effet d’abord comme une coupe dans le processus, il est une « unité de devenir », pour reprendre une expression de Simondon. Le problème, dès lors, n’est pas d’ouvrir l’œuvre à l’activité artistique dont elle est censée témoigner : il ne s’agit pas de l’empêcher de se figer dans une forme finie pour mieux mettre en scène sa mise en oeuvre indéfinie. Le problème est au contraire de s’arrêter, de donner au projet une consistance, une lisibilité suffisante, sous la forme d’une pièce, d’une installation, de dessins ou de notes assemblées. Le prototype n’est pas l’œuvre ouverte, ou l’Oeuvre superlative finalement confondue avec son propre processus, mais un objet prospectif, ou si l’on préfère, un projet matérialisé (plutôt que réalisé), un projet disposé, exposé à travers tout un relais de traces matérielles.
Le prototype, donc, est un objet idéal. Mais « idéal » ne désigne pas ici un état parfait, ou définitif. Proto-type : le dictionnaire nous explique que c’est « le premier modèle réel d’un objet ». Modèle d’un objet, qui nous renvoie par là au type (voire à l’archétype) ; mais modèle réel, distinct de l’œuvre traditionnelle sur son propre terrain. Le prototype n’est pas une œuvre évanescente, reflet précaire du mouvement infini du processus, mais le premier exemplaire d’une série. Cette série, du reste, peut très bien demeurer virtuelle : la logique du prototype mise en œuvre par un artiste ne conduit pas nécessairement à la « production en série » ou aux « multiples ». Dans le domaine de l’art, le prototype est une pièce unique qui peut fort bien se suffire à elle-même.
Je tenterai de dégager, à partir de cette intuition, quelques familles d’esprits ou de tempéraments artistiques qui ont pour point commun de proposer, sous des formes très diverses, des oeuvres prospectives où se conjuguent de manière rigoureuse l’idée (que déploie le projet) et la procédure (qu’implémente l’objet). Pour faire bref, et en remontant le cours du temps, je dégagerai trois grandes figures : l’ingénieur (Panamarenko), l’opérateur (Sol LeWitt), le chercheur (Duchamp). Ces figures suffiront à donner une idée de la variété des pratiques susceptibles de se trouver éclairées par la notion de prototype.  »

 

Page personnelle de Elie During : http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=46