Alain Giffard > « Enchaîner les esthètes, gouverner les Français »

On interroge ici les formes nationales de gouvernement du sensible : un mythe et un dogme.
L’ « Hercule Gaulois » est cette invention des lettrés de la Renaissance du XVIème siècle qui attribue au pouvoir politique l’autorité langagière et la fonde sur une certaine sensibilité, un désir des peuples d’être ainsi subjugués, pas autrement. « On lie les troupeaux par les cornes et les hommes par le langage ». La légitimité du Prince Français se montre au maniement de la chaîne – l’antique catena des latins – qui, reliant les sujets de bouche à oreille, conjugue émotion, discours et mémoire. Cette performance du pouvoir est technique, mais aussi elle doit plaire : il y a une esthétique de la chaîne.
Cette conférence propose d’interpréter ce récit politico-esthétique que Pierre Legendre nous apprend à lire comme montage dogmatique. Ainsi s’impose l’ « exception culturelle » comme projet de longue durée qui voudrait souder au moyen des technologies culturelles la société des sensibles et son gouvernement. On saisit mieux une certaine désorientation contemporaine : pourquoi tant d’illettrés, ce trouble à propos de l’université, ces interrogations sur la misère symbolique, la transmission, l’existence même d’une vie intellectuelle ? L’Hercule Gaulois est anémié ; il se parodie. Marketing, technologie, industries culturelles rivalisent sur son terrain même : la consommation tient la chaîne de conditionnement des esprits. Quelque chose ne va pas dans les relations du politique, de l’économie et de la culture. Le malaise se concentre sur le développement des technologies industrielles de l’esprit.
Certaines sociétés, prestataires de services en neuro-sciences pour le marketing, auraient découvert le siège définitif de la sensibilité, et le moyen absolu de piloter les envies.

Mais le dogme dit vrai : on lie l’homme (on fait société) par le langage.

Spécialiste des technologies de l’écrit, Alain Giffard mène aujourd’hui une réflexion sur les enjeux politiques et sociaux de la culture, en particulier à travers une recherche sur les transformations de la lecture. Il a été président de la mission interministèrielle pour l’accès public à l’internet, directeur adjoint de l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine, conseiller de la Ministre de la Culture pour la société de l’information. Il est aussi président de l’association Alphabetville.
http://alaingiffard.blogs.com/culture

 

Extrait de la conférence

6/ SUR LA DESORIENTATION CONTEMPORAINE

J’en arrive maintenant à l’interrogation sur l’actualité de l’Hercule Gaulois, c’est à dire à la question de la désorientation. Pourquoi la fiction ne prend-elle plus ? Je dirais qu’elle est victime d’une concurrence déloyale, c’est à dire qu’elle est concurrencée en tant que fiction, et que la concurrence ne respecte pas les règles du jeu.

La fiction est concurrencée sur ses deux faces : l’assimilation du pouvoir culturel et du gouvernement du sensible, et le rôle central des arts et technologies du langage et de l’esprit.

A/ Jusqu’à présent nous avons associé deux domaines : le politique et la culture. Il faut maintenant faire apparaître un troisième acteur abstrait, l’économie. Plus particulièrement, cette invention du XXème siècle qu’est l’économie orientée consommation. Au XX ème siècle, après la Première Guerre Mondiale pour les américains, après la Seconde pour les européens (les « Trente glorieuses » en France), les sociétés occidentales passent d’une économie orientée production à une économie orientée consommation.

Une bonne image de l’économie orientée consommation, c’est l’apparition et le développement des marques. Ce n’est plus le produit qui tire la marque, mais la marque qui tire le produit ; la marque, c’est à dire une identité et une manière de vivre, un système d’appartenance et d’affects, une rhétorique et un style, bref une « culture ». L’économie orientée consommation, c’est le devenir culture de l’économie.

Tous les gouvernements occidentaux, pendant la période du conflit avec les totalitarismes et après leur chute, ont passé alliance avec cette économie orientée consommation, alliance articulée autour des industries culturelles (Hollywood et la télévision).

C’est le système que Guy Debord a analysé comme société du spectacle.

Mais qu’est ce que l’économie orientée consommation « du point de vue des gens » ? Du point de vue des gens, c’est le pilotage du sensible, l’esthétisation des envies. Bernard Stiegler parle d’une « nouvelle époque du sensible ». Edward Bernays – un personnage extrêmement important du XX ème siècle, neveu de Freud, inventeur de la publicité (« Public Relations »)- le dit explicitement. Il faut « industrialiser le consensus ». Souvenez vous de Tory « comme s’ils étaient marris qu’ils fussent déliés ». Le néo-consommateur n’entend pas être délié, il idolâtre la marque.

Sur ce pilotage des sensibilités par la consommation, pour son propre compte, on évoque le plus souvent le rôle de la télévision et la phrase célèbre de Mr Le Lay, alors patron de TF1, qui restera probablement comme sa vraie raison d’entrer dans l’histoire :

« Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible…Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Le rôle de la télévision est évidemment central. Mais je voudrais donner deux autres exemples, moins connus et plus récents.

Le neuro-marketing. Vous avez peut être vu cette émission sur le cerveau à laquelle parti-cipaient des représentants de ce neuro-marketing.

La manière la plus simple de présenter le neuro-marketing, c’est de rappeler sommairement une expérience récente d’imagerie neuronale. En 2003, un neurologue organise un test comparatif de Pepsi et Coca. Lorsque le test est fait en aveugle, Pepsi l’emporte ; lorsque la bouteille et donc la marque est visible, c’est Coca.

Le neurologue démontre que, dans le premier cas, c’est l’aire cérébrale du « putamen ventral », liée au plaisir, qui est impliquée, tandis que dans le deuxième, c’est le « cortex préfrontal médian » lié à la mémoire et à la cognition. Cette aire va devenir la région clé du neuro-marketing. Les neuro-marketers prétendent détenir le moyen de tester si un produit, une publicité implique activement cette région.

Autre exemple de pilotage des envies : ce qu’on appelle les « technologies R », les technologies relationnelles, liées aux technologies de l’information, capteurs de puces RFID, cookies implantés dans votre ordinateur, techniques de la biométrie, demain les nanotechnologies. Ces technologies R permettent le « user profiling », c’est à dire la connaissance des goûts et des usages des personnes et des groupes, permettant par exemple, de leur adresser une publicité dite individualisée. Bref, de canaliser les désirs.

B/ La télévision, c’est déjà ancien, le neuro-marketing et les technologies R, c’est peut-être demain ; nous voyons bien que quelque chose semble se mettre en place qui concurrence en quelque sorte la chaîne classique des sensibles. Mais dans ces exemples, on semble contourner le langage, et particulièrement l’écrit.

Or l’économie orientée consommation a son propre langage : la publicité. Progressivement la publicité est devenue le langage de la consommation : c’est en quelque sorte la contribution initiale d’Edward Bernays. Dans le même mouvement, l’économie générale s’orientait vers la consommation. Finalement, la publicité est le langage de l’économie.

Il y a vingt ans, dix ans, vous pouviez lire des manuels entiers d’économie sans jamais rencontrer cette idée. Récemment, un économiste libéral, Olivier Bomsel, dans un livre consacré à l’économie de l’internet insiste : « la publicité, synonyme de communication commerciale, autrement dit de langage de l’économie ». (Veuillez noter le double passage du commerce à l’économie, de la communication au langage)

Et lorsque la publicité fusionne précisément avec les technologies de l’information, le langage de l’économie s’impose à la langue, c’est à dire à toute la langue, en tout cas, à la totalité des morceaux de langue numériques.

Le meilleur exemple aujourd’hui de cette fusion est Google.

Google, soit une industrie de l’information, une industrie de la langue, à travers l’indexation du web, le moteur de recherche.

Mais aussi, inséparablement, un mega opérateur publicitaire. On lit parfois que Google finance l’accès à l’information des internautes par la publicité mais c’est l’inverse qui est vrai. Google via l’accès à l’information se constitue une audience pour la revendre à la publicité.

Rappelons le principe technique de cette solvabilisation des lecteurs du web. Google met aux enchères (Ad Words) des mots clé et l’annonceur qui remporte l’enchère voit sa publicité en tête du résultat de la recherche sur ces mots. Symétriquement les éditeurs de sites peuvent vendre des mots aux annonceurs qui mettront leur publicité en marge des sites.

Dans une étude que je réalise pour le ministère de la Culture et de la Communication sur la « lecture numérique », je propose les notions d’ « industrialisation de la lecture » et de « lectures industrielles ».

En résumé Google ne développe pas seulement une certaine technique de lire ou de ne pas lire, à travers le modèle de la recherche d’information.

Il agit aussi comme une industrie de transformation, convertissant le lectorat du web en audience publicitaire, en commercialisant les actes de lecture par leur revente à la publicité. Notez qu’il y a peu de moyens d’y échapper : si vous éditez un site, quel que soit son statut, vos lecteurs, et plus largement, le lectorat du web qui se contente de repérer le site sur les pages du moteur, sont convertis en audience publicitaire.

Associées aux technologies R, les technologies de l’information permettent aussi de croiser les lectures et les goûts du lecteur-consommateur.

Par « lectures industrielles » je cherche à souligner cette nouveauté proprement inouïe dans l’histoire de la lecture que représente le développement d’une nouvelle manière de lire qui relève de l’économie, et échappe totalement au monde de la culture comme à la sphère du pouvoir, religieux ou politique. Google est une industrie grammatologique.

La catena moderne, industrielle, c’est la canalisation des envies, de l’attention, mais c’est aussi l’organisation d’une contre-éducation du public, notamment des jeunes, dont les lectures industrielles sont une des filières. D’où vient que, selon le point de vue, les jeunes apparaissent tantôt déchaînés, tantôt ré-enchaînés.

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