Chaque art et chaque période de l’art sont soutenus et structurés par un ou des appareils techniques. Mais ces appareils culturels ont une spécificité qui les distingue des purs objets techniques au sens de Simondon. Leur devenir n’est pas le même, et ils influent par ailleurs
directement sur la sensibilité commune, sur l’esthétique. Si l’on ne considère que les appareils culturels modernes, c’est-à-dire projectifs (perspective, camera obscura, musée, photographie, cinéma, psychanalyse, vidéo, exposition, etc) qui ont fait époque en inventant à chaque fois une nouvelle forme de temporalité, on assiste aujourd’hui à une unification de ces appareils par le numérique qui remplace largement la projection. Cela doit nous permettre de rendre compte d’une perte des frontières entre les arts que constatait déjà Adorno dans un article célèbre (L’art et les arts). Peut-on dès maintenant cerner une nouvelle forme de temporalité ?
Professeur des Universités au département de philosophie de Paris VIII Saint-Denis-Vincennes, son champ porte sur les rapports esthétique et politique. Il dirige d’autre part un programme général de recherche sur l' »appareil » dans le cadre de la MSH Paris-Nord, et organise un colloque sur le thème « le milieu des appareils » les 26-27 octobre dont le programme est consultable sur le site : appareils.mshparisnord.org
Dernières publications :
« L’époque des appareils », Lignes, 2004
« Appareils et formes de la sensibilité » , L’Harmattan, 2005
« Qu’est-ce qu’un appareil ? », L’Harmattan, 2006.
Extrait de la conférence de Jean-Louis Déotte :
« L’appareil n’est pas un médium de communication, pour des raisons touchant à la temporalité. Chaque appareil invente une temporalité essentiellement non répétitive, au contraire, la temporalité d’un médium de communication (Mac Luhan) est celle de l’économie, du capital, du gain de temps, du temps à crédit. Même si les média de communication changent les relations entre les singularités puisque leurs aires de diffusion engagent la définition, non de l’être-commun, mais de la sphère commune, du partage, de l’échange, du don, de la monnaie, etc, il n’en reste pas moins qu’ils n’entraînent pas de rupture dans la définition d’une destination époquale. La nébuleuse « Al Quaïda » est capable d’utiliser les « moyens les plus modernes de communication » (téléphones mobiles satellitaires, ordinateurs, internet, argent électronique, avions, etc), tout en restant soumise à la norme de la révélation, donc au théologico-politique islamique (le califat). À contrario, on ne peut pas imaginer un cinéma islamiste. Ou un cinéma chrétien : Dreyer filmant La Passion de Jeanne d’Arc ou Ordet ne nous incorpore pas dans le corps christique. Nous sommes contemporains, appartenant à la même époque, parce que nous partageons les mêmes appareils, non les mêmes moyens de télécommunication. Au contraire, les média nous imposent la même simultanéité. Nous opposerons donc contemporanéité et simultanéité.
C’est pour cette raison que l’invention de l’imprimé à la fin du XVe ne nous semble pas faire époque, sauf à mettre en rapport la vocalisation (Leroi-Gourhan) de l’écriture alphabétique qu’il amplifie et la projection perspective, le support papier devenant l’équivalent du tableau entendu comme vitre par Alberti. Derrida dans Voix et phénomène montrera que Husserl aura été le philosophe de cette vocalisation de l’écriture où le graphème, le signifiant est réduit au signifié, au sens idéalement saisi dans l’intuition noématique. Le livre imprimé change bien des choses dans la politique de l’égalité et dans la transmission du savoir, il élimine en particulier les nombreuses erreurs des copistes, sources de considérables confusions, il permettra à la longue une révolution économique dans le sens de la déterritorialisation, la lecture se modifiera (cf. les études de Chartier, etc), mais il n’ouvre pas en tant que tel les Temps modernes, pour reprendre cette expression à Chaplin-Heidegger.
5) Cette question de la contemporanéité est essentielle pour entendre la différence entre mésentente (Rancière) et différend (Lyotard). La mésentente, qui est au cur de la politique selon Rancière, suppose des acteurs partageant la même destination projective « moderne » (l’égalité parce qu’ils sont tous des êtres parlants), donc, grosso modo, le même appareil : le géométral de la perspective. Le différend selon Lyotard partage les normes de légitimation des discours et donc les proto-géométries qui servent de substrat aux appareils. La nébuleuse « Al Quaïda » peut décapiter rituellement le corps de l’ennemi : c’est un certain respect de la norme de la révélation coranique (je n’entre pas dans la discussion de savoir si le Coran est un « message de paix » ou non). L’acte peut être médiatisé par les chaînes de télévision, il acquiert une portée considérable, puisque le sacrifice est offert au monde, mondialisé, mais ce point ne change pas le sens du rituel. Le différend essentiel est ici entre un monde cultuel du « une seule fois pour toutes » (Benjamin : le don, le sacrifice) et un monde du « une fois n’est rien » (l’industrie, la série, je jeu).
Les média sont aussi au service de la guerre, les appareils, non. Une proportion considérable de films a pu être mise au service de la mobilisation politique ou guerrière, mais ces films pour être efficaces devaient respecter les lois de la rhétorique, devenant lois de la communication : ce faisant ils cessaient d’être des uvres de l’appareil cinématographique (la temporalité ne pouvait plus être un enjeu).
Dès lors si chaque norme de légitimité est indissolublement liée à une esthétique, raison pour laquelle on parlera de cosmétique, alors il y a nécessairement des différends cosmétiques. Différends cosmétiques du fait d’un support privilégié de la loi : le corps. Différends entre le corps écrit, le corps de l’incarnation, le corps représenté. Ces différends cosmétiques ont une portée beaucoup plus considérable que le « partage du sensible » (Rancière) qui n’a comme horizon que la sphère occidentale de la délibération politique. »
Page personnelle de Jean-Louis Déotte : http://recherche.univ-paris8.fr/red_fich_pers.php?PersNum=259