Que Google envisage en partenariat avec des bibliothèques la numérisation de 15
millions d’ouvrages n’est pas un événement mineur, et que l’initiative vienne de l’industrie
des moteurs de recherche n’est pas fortuit : cela nécessite une interprétation – et un effort de mémoire.
Cet événement s’inscrit dans la longue histoire du processus de grammatisation qui
caractérise la civilisation occidentale.
J’appelle grammatisation un processus dont la littération n’est qu’un moment. Non
pas un moment parmi d’autres, puisqu’il rend possible la pensée de la grammatisation
elle-même, mais un moment dans une tendance à la discrétisation du continu,
supportée par ce que je nomme des rétentions tertiaires, et qui s’est aussi exportée
dans les machines et les appareils.
Le premier à avoir thématisé la question de cette exportation ou déportation, qui
est aussi une extérorisation au sens de Leroi-Gourhan, est Platon, qui parla d’hypomnèse.
Il est intéressant de se pencher sur le sort des hypomnémata tel que le fit Michel
Foucault (L’écriture de soi, texte majeur passé inaperçu et que je commente dans
Mécréance et discrédit), et de mettre son analyse en relation avec celle des livres
de compte que Max Weber exhume comme condition de la naissance du capitalisme
dans l’esprit de la Réforme – laquelle n’aurait pas eu lieu sans l’imprimerie.
Mais ce n’est fécond, et non pas simplement précieux, que si cela nous permet d’enchaîner
sur le développement machinique et industriel qui a conduit aux appareils
contemporains de la grammatisation, et par lesquels s’intègrent machines de production
et appareils technologiques et sociaux à l’âge hyperindustriel des technologies
culturelles et cognitives, infrastructures aussi bien que superstructures de ce
qui appellerait de la part de l’Europe une économie politique et industrielle de l’esprit.
Je proposerai dans cette intervention de montrer comment la grammatisation a été
pensée ces dernières décennies à partir d’un concept d’usage qui rend proprement
inconcevable la question des pratiques hypomnésiques tel que par exemple Foucault
la scrute chez les Stoïciens et les Chrétiens primitifs, et pourquoi il faut revenir à
la question de l’otium comme ensemble de pratiques des hypomnèses – ce que sont
aussi les technologies numériques.
Bernard Stiegler
Philosophe,
Directeur de l’IRCAM,
Ex-directeur adjoint à la recherche de l’INA.
A publié notamment “La technique et le temps” tomes I,II,III,
“Echographies de la télévision” avec Jacques Derrida, “De la misère symbolique”,
“Aimer, s’aimer, nous aimer”, un livre d’entretien avec Elie During “Philosopher par
accident”. “Mécréance et discrédit” est son dernier livre.